Je regardais cette semaine les nombreuses émissions
télévisées consacrées à la Première Guerre Mondiale. C’est qu’en France, mes
amis, nous nous préparons déjà à la célébration du centenaire de cette guerre,
qui se fera l’année prochaine. On aurait pu fêter le centenaire de 1918, année
de la signature de l’armistice et de la fin du calvaire, mais non, ce sera le
centenaire de 1914, celui du déclenchement de la boucherie. Ceci sonne comme
une promesse de nous la faire revivre dans le détail et je comprends donc que la
guerre en soi est plus importante que la paix qui la suit. Les inventeurs de cette
commémoration n’ont d’ailleurs rien trouvé de mieux que d’appeler ça le
« Centenaire de la Première Guerre Mondiale » ; c’est neutre et ça
ne veut surtout rien signifier.
Et moi, ça me pose un problème.
Je crains en effet que cette célébration ne soit qu’un
amusement parmi tant d’autres, un produit marketing à forte valeur ajoutée. On
nous annonce par exemple déjà une magnifique exposition de photos en 3D inédites,
qui va faire le tour de la France : soldats hagards dans la boue des
tranchées ou fauchés pendant l’assaut, blessés et mutilés entassés les uns sur
les autres, cadavres pourrissant sur la neige maculée… D’un réalisme à couper
le souffle ! Et tout le monde pourra en profiter !
Je trouve ça écoeurant. C’est du spectacle, un
encouragement au voyeurisme qui tire profit de la soi-disant fascination de
l’homme pour la souffrance et la mort, comme un film hollywoodien bien sanguinolent.
J’imagine les discours convenus qui accompagneront les manifestations, les cérémonies,
les conférences, les débats du centenaire, exaltant toujours les mêmes sentiments
banals mais réputés sublimes -combat pour la liberté, élan patriotique, honneur
national, gloire, héroïsme, sacrifice (et Dieu avec nous)-, sans que jamais
soit désigné vraiment l’ennemi dont tout le monde a le nom au bord des lèvres
et qui est en fait l’héroïque patriote d’en face, enfant de Dieu lui aussi. Enfin,
on mettra l’horreur de la guerre sur le compte de la folie des hommes -hélas
sans remède- et on promettra de ne plus recommencer, à moins bien sûr que la
patrie soit à nouveau en danger, en quelque endroit de la planète que ce soit.
Mais à la vérité, il n’y a qu’une bonne manière de célébrer
ce centenaire, c’est de dénoncer le nationalisme et le patriotisme comme les
causes profondes et ultimes des guerres, parce que ce sont des sentiments
fallacieux et nuisibles, profondément imprimés dans les esprits par un
insidieux lavage de cerveaux répété de générations en générations. Tout comme
les femmes voilées ou excisées imposent elles-mêmes à leurs filles la douloureuse
loi qui les soumet à l’homme, les hommes qui ont souffert à la guerre sont parfois
les plus acharnés à inculquer à leurs fils les valeurs qui les ont abrutis jusqu’à
sublimer la tuerie.
Il faut rendre hommage, oui, mais à ceux qui sont morts comme
des cons, avant l’âge, partis à l’assaut sous le feu des mitrailleuses, le sang
chargé d’alcool à ne plus être capable de penser. Il faut rendre hommage à ceux
qui ont été fusillés pour avoir refusé de sortir de la tranchée, à ceux qui ont
été fusillés pour avoir déserté, à ceux qui ont été fusillés pour avoir pactisé
avec l’ennemi, à ceux qui se sont laissé mourir de désespoir. Il faut rendre
hommage aux pacifistes, aux réfractaires, aux amoureux de la vie… mais ça ne se
fait pas, et c’est toujours aux généraux qu’on fait l’honneur de retenir leur
nom.
Voici que me revient un souvenir. C’était au milieu des
années soixante, j’avais douze ou treize ans. L’association des Infirmiers-Brancardiers-Sauveteurs
de Volmerange était jumelée avec une section de la Croix-Rouge de la ville de
Flensburg, dans le nord de l’Allemagne. Ma famille et la famille Engel étaient devenues
amies. Nous nous recevions mutuellement, même en dehors des manifestations
officielles. Cette année-là, Herr Engel avait amené en France son père qui
avait fait la Première Guerre Mondiale, et la bataille de Verdun. Nous sommes
allés avec lui à Verdun et là, après avoir vu les cimetières immenses, les
horribles photos, le macabre ossuaire, les reconstitutions de batailles, le
vieux monsieur s’est tout à coup effondré en larmes. Et il a raconté en
sanglotant : « Je n’étais jamais revenu ici. Mais je me souviens de
tout. Je me vois couché dans la tranchée avec les avions qui passent au-dessus
de ma tête, les obus qui tombent tout autour. Je pense à la peur de mourir qui
ne m’a pas quitté durant des jours et des jours. Je pense à tous les hommes que
j’ai vus mourir autour de moi… »
Si on n’avait pas exalté le nationalisme allemand, ni le
patriotisme français, les ouvriers, les paysans, les employés, allemands et
français, n’auraient pas quitté leurs foyers pour se crever la panse à coups de
baïonnette. Ils auraient dit aux politiciens bourgeois : « Allez donc
la faire vous-mêmes, votre guerre ! » Parce que tandis que les
pauvres « tombaient au champ d’honneur », la bourgeoisie, qui n’a pas
de nationalité, s’est honteusement enrichie sur le dos des morts, d’un côté
comme de l’autre, et ça a encore continué après la guerre comme c’était déjà le
cas avant la guerre, pendant qu’ils la préparaient.
Pour qu’on n’oublie pas cette horreur, les monuments aux
morts ont fleuri sur le territoire de France, la plupart malheureusement guerriers,
dédiés au glorieux défenseur de la patrie. Mais il y en a aussi qui détonent, qui
émeuvent, qui expriment un véritable désir de paix, comme ces statues de femmes
en pleurs, les enfants accrochés à leurs jupes.
Et puis, il y a le monument aux morts de Volmerange qui porte
les noms des gars d’ici disparus pendant la guerre de 14-18. Au-dessus d’eux,
il n’est pas écrit « Morts pour la France » mais simplement « A
nos morts » ; c’est parce qu’en 1914, ici, c’était le Deuxième Reich
de Guillaume II, et que ces hommes-là sont donc morts pour l’Allemagne.
Malgré ça, nous n’avons pas tiré la moindre leçon du grand
carnage et on a remis ça en 1940. Normal : on avait eu deux décennies pour
cultiver le sentiment nationaliste qui, comme chacun se refuse à le voir, ne se
construit que sur la haine de l’autre, notre voisin, notre semblable.
Pendant ce temps-là, les bourgeois, d’un bout à l’autre de
la planète, sont toujours là, pétant de santé, comme au 19ème siècle
(celui que décrivaient Victor Hugo et Charles Dickens), et comme au 20ème
(que décrivait Ignazio Silone dans Fontamara), ceux d’aujourd’hui étant les
descendants de ceux-là ; ils se gavent, ils engraissent toujours plus,
suçant comme des vampires la sueur du travail. Diviser pour régner, diviser
pour gagner plus d’argent, c’est la devise du bourgeois. Dans ces conditions,
il n’a surtout pas intérêt à ce que l’unité européenne se fasse. Rien n’a
changé depuis 1914.
Dans ce contexte, ne trouvez-vous pas que l’idée de patrie
n’est qu’un abominable leurre ? Ne pensez-vous pas qu’il serait temps
d’éradiquer de nos esprits cette connerie qui risque de nous dresser demain,
encore une fois, les uns contre les autres ? Faire reculer le sentiment
national, voilà aussi le sens d’un jumelage, non ?
Finalement, je suis allé sur le site du centenaire de la
guerre ( http://centenaire.org/fr )
et je dois reconnaître qu’il y a des choses intéressantes. Par exemple,
ceci : http://centenaire.org/fr/espace-scientifique/pays-belligerants/les-italiens-en-france-au-prisme-de-lengagement-volontaire-les
Voilà. J’espère des réactions.
Maintenant, je vais me préparer pour assister à la cérémonie
de commémoration du 11 novembre 1918, jour de l’armistice. Tandis que résonnera
la Marseillaise, je penserai à mes petites-filles qui auront peut-être la
chance de vivre dans une Europe sans nations… en attendant le monde !
Richard Hormain
PS : Pour revenir sur les articles précédents,
concernant l’immigration, vous pouvez regarder avec profit ce reportage ( http://pluzz.francetv.fr/videos/13h15_le_samedi.html
). Ca ne dure que 35 minutes ; n’en perdez pas une miette !
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