domenica 3 novembre 2013

Présence italienne en Lorraine (6). TEMOIGNAGES

En guise de prolongement à mon article précédent sur l’immigration, je voudrais vous faire connaître un double témoignage que je ne relis jamais sans en être à nouveau ému, d'une part parce que c’est moi qui l’ai recueilli lorsque nous avons préparé le livre « L’Annuaire 2000 de Volmerange » et que je revois encore les bons visages des personnes qui se confiaient à moi, d'autre part parce qu’il me rappelle des choses assez semblables que dans ma famille aussi on a vécues.

César était né en 1915, dans la province du Lazio. C’était un petit homme noueux, sobre, toujours cordial et souriant, qu'on voyait à toutes les fêtes du village, qui aimait bien discuter avec les gens. Voici ce qu’il nous a raconté.

« Ma famille était pauvre. J’aidais mes parents en gardant les moutons et les vaches, en faisant des fromages et toutes sortes de travaux. On n’avait pas le temps, ni l’argent pour aller à l’école. A quatorze ans, j’étais déjà ouvrier agricole. Je me rappelle qu’on était parfois trente sur une ligne, à bêcher d’immenses champs. Mon père est mort quand j’avais dix-neuf ans et demi. A peine marié, en 1937, j’ai été appelé pour faire trois mois et quatorze jours de service militaire. En plus du travail de la terre, je grimpais dans la montagne où je faisais des fagots. Notre vie, c’était seulement du travail. Après, il n’y a même plus eu de travail. Alors j’ai fait dix-sept kilomètres chaque jour pendant neuf mois pour essayer d’en trouver. Sans résultat.

Puis, le 24 février 1939, j’ai été mobilisé et on m’a envoyé en Abyssinie (l’Ethiopie), en plein désert, où je devais garder, installer et réparer des lignes téléphoniques. Je travaillais avec une équipe d’autochtones qui ne m’inspiraient pas vraiment confiance. En plus, il y avait les animaux sauvages qu’on pouvait rencontrer n’importe où, les rebelles qui tendaient des guets-apens et les anglais qui nous bombardaient. J’ai eu peur bien plus d’une fois. J’ai même été tenu pour mort et j’ai eu plusieurs fois la malaria. La famine régnait déjà là-bas et quand je vois des reportages à la télévision avec des enfants qui meurent de faim, je ne peux plus le supporter. J’étais dans un régiment royal, mais il y avait aussi les régiments de Mussolini qui avaient tous les droits et qui faisaient régner la peur. Nous, on manquait presque de tout. Beaucoup de soldats désertaient. Le 21 mars 1941, je me suis sauvé d’un bombardement anglais, avec trois autres, à dos de dromadaire. Mais le 4 avril, l’armée italienne a déposé les armes et nous avons été faits prisonniers.

Les anglais nous ont parqués, puis envoyés dans un camp en Egypte. Ils nous avaient pris toutes nos affaires. J’avais tout de même pu cacher sur moi dix-sept mille lires emballées dans un préservatif et dissimulées dans un savon. Le pire, c’est qu’on n’avait rien à manger. J’ai découpé des os trouvés sur une décharge pour en manger la moelle, j’ai avalé du plâtre et ça m’a détraqué tout l’intérieur. La première soupe qu’on nous a servie, je l’ai avalée d’un trait dans une boîte à sardines ramassée dans le sable. Le 28 octobre 1941, on nous a embarqués pour l’Inde, par le canal de Suez. Là-bas, on était des milliers dans le même camp. C’est là, grâce à un instituteur, prisonnier comme moi, que j’ai appris à lire et à écrire en trois mois et demi. Je révisais même la nuit, sous la couverture. Et j’ai pu enfin écrire moi-même ma première lettre à ma femme qui l’a reçue six mois après. Sa réponse, je l’ai eue aussi six mois après.

Le 4 décembre 1943, on nous a expédiés en Australie où ils avaient besoin de main d’œuvre dans les fermes. Comme j’en avais assez de devoir trouver des cachettes pour mes dix-sept mille lires, je les ai laissées à la consigne. Là-bas, on portait des costumes rouges. On ne pouvait aller nulle part : on était haïs, nous les Italiens. Je travaillais dans une petite ferme qui élevait plus d’une centaine de milliers de moutons. J’étais affecté à la traite, je faisais la cuisine pour les autres prisonniers et je m’occupais du potager. J’obtenais d’ailleurs des fruits et des légumes extraordinaires (pour un Australien). Après la sécheresse qui a décimé les troupeaux, j’ai fini jardinier chez les officiers et j’ai eu la vie un peu meilleure.

Le 28 décembre 1946, j’ai enfin été rapatrié et je suis arrivé en Italie le 21 janvier 1947, avec mes dix-sept mille lires. La guerre était finie depuis un an. En Italie, c’était la misère mais je me suis remis au travail comme ouvrier agricole. J’ai cueilli des olives, bêché, fait le charbonnier et des tas d’autres boulots. Et puis un jour le parrain de mon fils Pierre m’a demandé de venir avec lui en France. Je me suis décidé à partir en août 1948.

Avec treize compagnons, j’ai pris le train de Rome vers Turin, puis Modane. Nous sommes descendus avant la frontière et partis à pied par la montagne, sans passeports, mais avec un guide qui nous a abandonnés et volé cinquante deux mille lires. Heureusement, nous avons rencontré une bergère savoyarde qui nous a indiqué le point de passage. Ensuite, un gendarme français nous a envoyés en train vers Chambéry. Il y avait là un camp d’immigrés où les patrons venaient choisir et embaucher des ouvriers. Moi, j’ai continué jusqu’à Lyon où le parrain de Pierre m’a hébergé. Après une douzaine de jours, je suis remonté vers la Moselle et je suis arrivé à Rosselange où j’ai été embauché au laminoir. Je suis devenu deuxième chauffeur au four : une demi-heure de travail, une demi-heure de repos, tellement ce poste était dur. Je gagnais quarante francs par mois et j’en envoyais vingt à ma femme. Je suis resté là, seul, pendant trois ans et demi.

Le 1er janvier 1951, j’ai été embauché à la mine Kraemer, à Volmerange. (J’y aurai travaillé pendant vingt ans et eu deux accidents.) En 1953, l’année de la grande grève, ma famille est venue me rejoindre avec un visa touristique. J’ai dû me battre pour trouver une maison, parce qu’il fallait ça pour que ma femme puisse rester ici avec nos deux enfants.

Voilà ma vie. Finalement, j’ai aimé voyager et découvrir le monde, même si les circonstances n’étaient pas faciles. Je suis allé là où je pouvais gagner mon pain et c’est pourquoi j’ai du respect pour ce pays. Finalement, je trouve que j’ai eu beaucoup de chance parce que je suis encore là, à vous parler. Tout ça m’a appris aussi qu’on peut et qu’on doit toujours aider les autres. »

 Et voici ce qu’ajoutait sa femme, Crocifissa :

« Quand nous nous sommes mariés, nous étions vraiment pauvres. Nous n’avions pas de quoi acheter nos alliances. Je marchais quinze kilomètres pour aller vendre à la ville les fagots que César faisait. Pierre est né un soir, après que j’avais fait cet aller-retour. Quand mon mari a été pris pour la guerre, Pierre avait à peine six mois. Quand il est revenu, il avait neuf ans. Pendant tout ce temps, j’ai travaillé avec mes parents. Douze ou treize heures par jour, c’était dur. Je faisais les fagots, je les vendais pour acheter du sel, de la farine ; je ramassais les olives, je fanais, je battais le blé, je bêchais chez les patrons. A midi, on mangeait par terre. Mes parents avaient une seule poule ; on l’attachait au bout d’une ficelle pour qu’elle n’aille pas pondre chez les voisins. Une fois, j’ai fait soixante kilomètres par-dessus les montagnes pour rapporter sur ma tête un sac de betteraves rouges. Je travaillais aussi à la construction des maisons : j’apportais sur les chantiers des pierres de quarante à soixante kilogrammes, posées sur ma tête. Quand Pierre a été malade, je l’ai porté à l’hôpital à pied sur dix-huit kilomètres, et chaque jour, je faisais l’aller-retour pour le voir.

En 1942, nous avons reçu une lettre de César, mais nous pensions presque que c’était une mauvaise farce et qu’en réalité il était mort. Et quand il est rentré finalement, il était tellement maigre et si noir de peau que personne ne l’a reconnu tout de suite. Il ne comprenait même plus le dialecte de notre pays. Mais il avait apporté deux alliances qu’il avait achetées en Australie, en vendant les cinq cigarettes auxquelles il avait droit chaque jour. Mais il n’est pas resté longtemps et j’ai dû attendre encore avant de le rejoindre en France.

Et enfin, j’étais avec mon mari et mes enfants, et on avait un logement (au bloc), un jardin, des poules, des canards, des lapins, et même deux cochons ; c’était monsieur Berton qui les tuait. Au début, je faisais la lessive à la main, puis j’ai eu une machine et c’était bien. J’aimais beaucoup tricoter et coudre. Je faisais toutes les pâtes moi-même. Je crois que j’étais fine cuisinière aussi. J’avais été triste de quitter l’Italie, et surtout mon village, mais après avoir tant souffert, j’ai eu l’impression que j’arrivais un peu au paradis. »

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